Déclaration curatoriale
Petra Krausz, Diane Daval Beran
En 2019, le Fonds cantonal d’art contemporain (FCAC) rencontrait une première fois les chefs de projet de la nouvelle ligne de tram Tram des Nations, dans l’optique de penser un projet d’art en lien avec cette grande transformation urbaine. Au fil des différentes discussions et rencontres – d’abord avec EXPLORE, puis avec Theatrum Mundi –, le projet s’est développé dans une direction tout à fait novatrice pour le FCAC. Au lieu de se lancer dans un concours classique ou dans une commande directe à un.e artiste avec comme intention la réalisation d’une œuvre d’art pérenne autour du futur tram, il a été imaginé de faire de l’art dans l’espace public par le biais de la recherche et de la réflexion, en s’affranchissant de l’idée de la matérialité. C’est ainsi que la résidence collective d’artistes Tram des Nations s’est mise en place, dans une démarche prospective qui aura donné lieu à des empreintes principalement immatérielles. Pleinement conscient.e.s de la richesse qu’apporterait une exploration du territoire du tram par le prisme de pratiques artistiques diverses, le FCAC et Theatrum Mundi ont procédé à une sélection minutieuse des artistes invité.e.s à développer une pensée lors de cette résidence. Le but était de constituer un groupe intergénérationnel, suisse et international, composé de créatrices et créateurs se trouvant à des étapes de carrière différentes et dans des domaines artistiques variés. Mettre sur pied une résidence est toujours un défi : les artistes vont-ils.elles réussir à saisir les spécificités du lieu ? comment vont-ils.elles interagir avec les populations locales ? Est-ce-que leur démarche réussira à fédérer un public plus large que celui de leur cercle habituel ? Comment vont-ils.elles intégrer la culture locale dans leur démarche de recherche et de création ?Leur travail de prospection – auquel une liberté totale était accordée – a permis de se poser des questions liées aux enjeux sociaux, écologiques, économiques et sensibles révélés par l’arrivée du tram. Leurs voix et leurs approches fines et généreuses ont véritablement donné place à des récits, des rencontres, des débats et des idées dont ce site web se fait le témoin. Durant ce projet, il était essentiel d’avoir comme latitude de ne pas viser de finalité spécifique ni de résultats précis afin de pouvoir se concentrer sur le processus lui-même et déjà faire œuvre d’art au travers de ce dernier. Le bien public que constitue cette résidence et ses échos sur le web se révèle dans le processus et dans la création d’un réseau, émotionnel et de pensée, servant à relier les individus et donc les publics. C’est ainsi de l’art public sous une forme très différente de celui que le FCAC pratique habituellement, mais dont la thèse de fond se vérifie : ce sont souvent les artistes qui défient de la manière la plus inattendue nos préconceptions.
Tram des Nations projet
Matthias Lecoq
Le territoire des Nations à Genève est au cœur de transformations symboliques pour l’avenir de toute la région. Dès 2025, le tram des Nations reliera le centre-ville au Grand-Saconnex puis jusqu’en France grâce à plus de 5 kms de nouvelle ligne. Par la suite, il sera même possible d’emprunter la ligne 15 pour traverser tout le territoire genevois. C’est l’occasion de grandes avancées en matière de mobilité douce, de transition écologique et de paysage. Avec sa nouvelle large piste cyclable, ses aménagements autour des patrimoines bâtis et paysagers ainsi que de nouveaux espaces publics, le cœur de la Genève internationale va se transformer. La région entière du Grand Genève entre dans la réalisation des objectifs de développement durable fixés à quelques mètres de là par son prestigieux résident, les Nations Unies.
Le Tram des Nations a fait l’objet d’un processus inédit puisque une grande démarche de concertation a été mise en place depuis 2019. Le but était de partager les enjeux temporels, techniques, urbains, patrimoniaux, écologiques et de mobilité de manière à ce que les questions et contributions puissent enrichir le projet. Cette démarche s’est déroulée en deux temps. Une première phase a permis de réaliser un diagnostic du site et des caractéristiques socio-territoriales grâce à de nombreuses rencontres avec des associations et des publics cibles (jeunes, retraités, employés des organisations internationales, associations locales, travailleurs transfrontaliers). Le but était d’évaluer les attentes, les besoins et les capacités de changement des habitudes de mobilité. La deuxième phase a porté sur les deux côtés de la frontière. Elle a pu être menée malgré la pandémie grâce à une approche hybride. En plus de l’usage d’une plateforme digitale, plusieurs permanences ont été mises en place, ainsi que des dispositifs mobiles, des focus group et un forum public. Cela a permis de récolter plus de 230 contributions spatialisées et de réunir plus de 1 500 personnes pendant cette concertation. Tous les résultats sont consultables sur participer.ge.ch.
Suite à cela, il était important d’aller encore plus loin pour aborder les dimensions sociales et politiques du projet. Grâce à l’engagement de tous les partenaires, la volonté d’interroger le sens et les dimensions symboliques d’un tramway s’est dégagée. La concertation s’était déjà largement ouverte par le biais du Festival EXPLORE Genève, c’était donc l’occasion de maintenir ce lien et de pouvoir mettre en place ce programme de résidences artistiques autour du festival avec l’implication de tous les départements de l’Etat et des communes. Le Festival EXPLORE s’attache à proposer de nouvelles formes de médiation et à questionner les enjeux de la production territoriale en impliquant la population. Pour donner voix à une diversité d’identités, de parcours et donc de visions, il propose des discussions avec des intervenants du monde entier mais aussi des formats variés de médiation. Les résidences du Tram des Nations ont donc été un fil rouge sur plusieurs éditions permettant aussi des rencontres entre les artistes et la population.
Prolongement de la ligne 15 du tram des Nations à Genève © Fani Kostourou
Réflexion
Océane Ragoucy
Prolonger la ligne 15 au-delà des frontières : un tramway nommé désir ?
On dit que les grandes transformations sociétales et urbaines font l’objet de controverses. L’extension de la ligne 15 du Tram des Nations à Genève n’échappe pas à la règle. Plus qu’une polémique ou une querelle, la controverse se définit comme « une situation dans laquelle un différend/désaccord entre plusieurs parties – chaque partie engageant des savoirs spécialisés et aucune ne parvenant à imposer des certitudes – est mise en scène devant un tiers. »[1] Elle encourage l’esprit critique, c’est d’ailleurs en s’appuyant sur l’enquête en tant que méthode que la controverse peut être représentée dans sa complexité. La controverse est donc à la fois pédagogique et ouverte.[2]
A Genève, le projet de prolongement de la ligne 15 du tram au-delà de la place des Nations pour la transformer en infrastructure transfrontalière a commencé à être débattu. En parallèle du processus de concertation citoyenne, un groupe d’artistes internationaux a été invité en résidence sur le territoire élargi du projet. Plutôt que de leur proposer une « interprétation » du site, du projet ou des territoires traversés, ils et elles ont participé à la description de situations observées et vécues pour en proposer des formes de représentation, avec les moyens de l’art, au prisme de leurs pratiques respectives.
Les artistes ont été réunis autour du concept de voix (au singulier, au pluriel) que l’on exerce, que l’on écoute, que l’on traduit. On peut aussi l’entendre comme la voie (à suivre, de transport). Selon cette double dialectique, ils et elles ont alors cherché à représenter ce que seraient les voix et les voies, physiques, matérielles et symboliques qui coexistent dans le projet et participent à son imaginaire.
Ainsi pourrait-on dire que chaque œuvre produite représente l’une des parties concernées par la transformation de cette infrastructure. Ces voix sont celles de l’eau de la fontaine de la place des Nations et des éléments matériels de la ville captés par un dispositif d’enregistrement sonore et mobile inédit, inventé par Nadine Schütz. Celles des usagers et habitants des quartiers qu’elle a enregistrés et dont Alex Hanimann a filmé le paysage suspendu entre deux moments. Ce sont les voix des corvidés qui occupent les villes où ils trouvent désormais à se nourrir des déchets des humains, rassemblés dans une association internationale par Laura Morsch-Kihn. Ce sont aussi celles des pierres et du sol mesurés par le géomètre, déplacés si les travaux commencent, que Feda Wardak a convoqué dans une performance à laquelle ont participé les habitants du quartier. Les voix, ce sont aussi celles des nombreux manifestants et des militants de tous les pays rassemblés quotidiennement devant le siège de la plus haute organisation internationale qui font entendre les revendications des causes qu’ils portent. Leurs images, affiches et slogans ont été patiemment recopiés par le Collectif Ethnographic au stylo bille, à échelle un et rassemblé sur un rouleau de papier géant, tel un volumen, ancêtre du livre où s’écrit leur histoire. Ces voix ont chacune leur forme, leur présence, leur importance. Serge Boulaz leur a donné un espace propre, pupitre, observatoire d’où l’on peut voir en même temps qu’être vu, chaire à prêcher, escalier d’embarquement vers la mise en scène d’une potentielle assemblée constitutive. Car ce qu’invite chaque œuvre dans son essence, c’est à dialoguer au sens le plus politique, et à initier si ce n’est une véritable controverse, les prémices d’un art public, ouvert, démocratique, à partir de Genève et au-delà.